vendredi 1 avril 2011

Interview Philippe Millot, designer - Villa Médicis - 3 décembre 2009



Quel est votre projet italien ? 

“Je suis venu pour travailler sur le premier alphabet crée, gravé, et imprimé en Italie avec la méthode telle qu'elle a été inventé par Gutemberg, imprimé par deux allemand dans un monastère des dominicains, privilège pour pouvoir imprimer là-bas. Mais quand ils sont arrivés, ils leurs ont dit, nous on ne veut de caractères gothiques, pas de Gutemberg, de "black letters". Nous on veut un caractère latin proche des écritures calligraphiques d'humanistes de la renaissance italienne, c’est plus proche de ce qu'on aime lire. Ils ont fait, mais pas bien fait. Cela n'est pas devenu un modèle. Ils ont continué, et se sont améliorés, celui là a été imprimé à Rome, le premier à venir s'installer à Rome avec un privilège papale. Les suivants, installés à Venise, la famille Despire, on fait quelque chose qui ressemble d'avantage à ce qu'on connaît aujourd'hui. Après il y a le modèle des modèles, de Janson, l'alphabet tel qu'on l'utilise aujourd'hui. 

Moi ce qui m'intéresse c'est quand c'était pas bien fait, ça a une qualité que moi je recherche, qui est la noirceur. Un alphabet beaucoup plus noir que les autres, qui vient de la noirceur de l'alphabet gothique de Gutemberg. Je souhaite refaire un alphabet en repartant de l'archétype de cet alphabet et conserver la noirceur qu'il a.



Il est intéressant aussi de constater qu'il n'y a quasiment pas d'espace entre les mots, en dehors du dessin de lettre (micro typographie), ensuite dans la macro-typographie (l'organisation de la page) il y a aussi des espacements inter-mots ou espace-mots qui sont très très petits, presque comme si certains mots se touchaient et parfois ça doit être presque le cas, on a presque plus d'espace. En typographie "espace" est féminin, c'est "une espace". C'est quasiment en continue, car ce qui était important c'est qu'il y ait le sentiment d'avoir un tissu dans la composition typographique, avoir quelque chose qui se tienne, qui soit en continue. Dans les alphabet gothique, plus marqué, des textura, il y a un tel rythme qu'on a l'impression que ça ne varie jamais, ça avance, c'est vraiment de la maille. Donc les deux choses qui m'intéressent moi, c'est à la fois de retrouver cet alphabet noir, et de retrouver une qualité de composition qui soit dense, et où on est le sentiment que jamais on ne s'interrompt, ou presque pas. 

Parce que quand on regarde cette composition vénitienne, on s'aperçoit qu'on a pas de notation de paragraphe n'était pas encore véritablement développé, car les textes qui étaient imprimés étaient connus de ceux qui les lisaient, ils les savaient, plus ou moins mais ils les savaient. Donc ce n'était pas des textes délivrés à des inconnus à qui il fallait donner des pistes. On avait pas la même lecture, c'était une lecture qui s'adressait à des savant. Aujourd'hui on a une lecture qui s'adresse à tout le monde, savant ou pas, donc on est obligé de donner des indications de lecture. Il n'y avait pas non plus de pagination. 

Ce que j'essaye de faire ici c'est retirer les changements de paragraphe tels qu'on les indique habituellement en début de ligne, je les indique par un creux à l'intérieur du texte, mais qui est un creux tout à fait perceptible. J'applique toujours la même longueur, qu'elle soit au début ou à l'intérieure, je la donne comme une valeur blanche aussi normée, mesurée que peut l'être une lettre. 

Et pour conserver mon bloc d'enpagement, revenir à du texte qui défile, retirer tout ce qui pourrait faire appel de texte (titre, sous-titre, appel, un appel, citation…). Là il faut rentrer dedans. J'essaie juste de le composer de telle façon que ce soit agréable, mais malgré tout, c'est texte pour texte. 

La pagination est dans le même corps. Je m'oblige à faire en sorte de justifier le texte, aligner à gauche et aligner à droite, alors que je pourrais très bien mettre le texte ferré à gauche mais partant en drapeau à droite : il suit ce qu'on entend si on le prononce, je coupe les phrases de telle façon que si je lis à voix haute ce qui est là, tout le monde comprend. Alors qu'évidemment si je m'arrête au endroits qui sont là ça devient un effet oratoire, on ne sait pas si c'est souhaitable, sauf que c'est une convention, donc on peut l'admettre. 

Après il y a d'autres petits détails, comme ici la pagination est marquée à l'envers, c'est parce qu'on va voir apparaître par transparence le 16 de la page suivante, sur la page 15, en continue. La double page du livre ce sont ces deux pages en correspondance. C'est cette qualité que l'on avait sur le volumen ou le rotulus, les deux roulleaux que l'on avait, c'était un peu comme une cartographie à l'échelle. Alors que sur le codex, le livre avec la reliure on est arrivé à quelque chose de syméthique : on fait disparaître ce qui est précédé et on fait apparaître le suivant. Légèrement ils nous disent qu'on s'enchaîne, que ça continue. Sur cet autre ouvrage j'ai orienté ma pagination au coin supérieur gauche sur la page de gauche en chiffre romain, un caractère droit, et sur la page de droite, au coin inférieur droit, un caractère en italique, car on est déjà en mouvement, on tourne cette page, et on se retrouve à l'arrêt sur la page de gauche, de nouveau sur un caractère romain. 

Je dois régler aussi à l'oeil les espaces entre certaines lettres qui ne peuvent pas s'associer de façon homogène, je resserre un peu l'ensemble pour que ça ait une meilleure tension, qu'on ait l'impression quelle mot se tient en lui-même. Je pense tout cela en fonction d'une fabrication, il n'y a rien que je fasse en dehors d'un objet. A la fin pour moi ce sont des chose tactile, physiquement. Que ce soit l'oeil qui est un attribut physique, ça me heurte physiquement, et ensuite de façon plus tangible, les choses deviennent tactiles. Je fais aussi un travail sur le tactile, je solicite le toucher pour qu’on ne s'endorme pas, on devient un être plus sensible, en accroissant sa sensibilité. 

Dans un autre ouvrage la colle de reliure est teintée en bleu et le fil de reliure est noir. Aucune contribution à la confection de l'objet n'est laissé de côté. La colle bleue peut bien déborder, et le fil noir peut bien attirer l'oeil. Moi j'aime pas du tout qu'on cache le travail des autres, je trouve ça moche. Lui il a travaillé mais il est rien, il est dans l'entreprise mais c'est le type qui met la colle, ça compte pas. Les choses se voient et c'est bien, quelqu'un a fait ce travail. 

(…)
"Pour que vous aimiez quelque chose,
il faut que vous l'ayez vu et entendu souvent, tas d'idiots" - Picabia

Là c’est le catalogue de l’exposition Surexposition : Duchamp, Man Ray, Picabia, Sexe, Humour et Flamenco au Passage de Retz, avec Jean-Hubert Martin comme commissaire d'exposition. On a édité le catalogue juste après le début de l'exposition parce que je voulais avoir des vues des gens qui rentraient ds l'expo et qui étaient confronté à la première pièce exposée de l'exposition qui est ça, qui est quand même une insulte. Et tous les gens qui sont là sont des artistes connus, bien entendu. C'était bien de leur dire à eux, ils sont dans le livre. Reproduire les oeuvres telles qu'elles étaient dans l'exposition, on a photographié les murs de l'exposition, c'est comme si on se promenait en entrant et puis on regarde les murs comme l'ont fait ceux qui ont vu l'exposition. 

Une petite miniature qui a été refaite. La plupart des oeuvres sont fausses, ce sont des rééditions, car au même moment la Tate et un musée en Allemagne faisait une exposition de ces même artistes, Martin devait être commissaire de cette expo, il a démissionnée et s'est dit qu'il allait faire une exposition au même moment mais beaucoup plus drôle. Toutes les oeuvres qu'on aura pas, on les refera. Chez Picabia ou Duchamp, il y a plein d'oeuvres qui sont des rééditions. On a ça, qui faisait parti d'un petit journal, que Duchamp a surement vu, une petite sourie entrain de peindre des moustaches sur la Joconde. 



Il avait deux photographes. Il y a le photographe qui a pris ces photos là, et le photographe qui a pris toutes les oeuvres qui sont sur le mur, les deux s'appellent André Morin. Il y en a un qui est vieux qui s'appelle André Morin qui a pris toutes ces photos là, et l'autre plus jeune André Morain (photos de l'expo). Le vieux a horreur qu'on le confonde avec le plus jeune. Alors on a écrit : "Toutes les photographies sont d'André Morin, hormis les photographies des pages de garde qui sont d'André Morin".  La dernière version de la Joconde L.H.O.O.Q, est un cadeau que Duchamp a fait à une amie. Il est allé rue de Rivoli, il a acheté un torchon et il a redessiné les moustaches dessus. J'ai donc pris une grande toile et j'ai imprimé le motif de la Joconde avec toujours le titre, et on a donc l'impression d'avoir un extrait de tissu, et des catalogues différents.



Quand on me confie quelque chose, je fais tout de A à Z. Il y avait très peu de moyens. La couverture est en carton de recyclage très bas de gamme, contrecollé rapidement et la reliure se restreint à deux agrafes, il n'est pas collé. Je me suis amusée à faire des redites, reprises de ce qu'avait pu faire les surréalistes. ça c'est la reprise d'un carton d'invitation qu'avait fait Tristan Tzara. J'ai fait ce livre avec Barcelone, Zurich et Panache. Avant je mettais le nom du papier, mes confrères et consoeurs regardaient d'un peu trop près. J'ai repris un morceau du livre, un billet de banque de 2 dollars, ce qui permet de savoir quel alphabet j'ai utilisé à l'intérieur du livre. Ceux qui ont envie de copier, il doivent travailler, mais il peuvent. 











mardi 29 mars 2011

Interview Renaud Auguste-­Dormeuil, plasticien - Villa Médicis - 18 décembre 2009


Quels sont les pistes de votre travail d’artiste ?


"Je travail sur la question de l'image de l'acte de guerre. Pas de la position du gagnant, mais plutôt de celui des victimes quelque soit le camp, qui ne voulaient pas la guerre, et qui sont victimes de la guerre. Dans mon travail plastique, ce qui m'intéresse c'est la réflexion sur la fabrication de l'image de guerre. Souvent quand on représente une image de la mort, dans les médias ou en peinture, la plupart du temps, on présente des images des morts et non pas de la mort elle même. Ce qu'on nous montre c'est le cadavre, le résultat de la mort. Ce que j'essaye de faire c'est remonter le fil du temps et d'arriver à un instant T qui parle de la mort. Il ne s’agit de montrer les cadavres, non pas de montrer l'image qui a précédé la mort, mais de parler de ceux qui organisent la mort, les bourreaux. Je fais le constat que je suis incapable de donner une définition de l'art,. La seule chose que je suis capable de faire, c'est poser des questions d'art. La seule question qui m'intéresse est celle de la représentation. Comme je travaille sur l'idée de la mort, cette chose invisible, j'essaye de faire un travail artistique qui consiste à parler des représentations et à fabriquer des images qui parlent d'autres images, des choses invisible. La mort cette chose que l'on ne peut pas représenter. Mon travail consiste à fabriquer des images de la mort."

The day before

"J'ai demandé à un logiciel, qui peut reconstituer des constellations, des ciel étoilé depuis n'importe quel endroit et n'importe quelle date. On renseigne l'heure, la longitude et la latitude de l'endroit où tu es, l'heure et la date, et il te reconstitue le ciel. Il peut ainsi faire les constellation des ciels que l'on pouvait avoir la veille d'un bombardement, ce que les gens on vu en dernier avant leur mort. Je suis partie de Guernica, le tableau emblématique de la seconde guerre de Picasso qui parle de Guernica. J’ai demandé au logiciel de me reconfigurer le ciel étoilé de la veille du bombardement de Guernica, ce que les gens ont vu la veille de leurs morts. La question de la beauté et de la destine est ce qui est écris dans ce ciel. Il est bien évident qu'entre ce ciel là et celui de Bagdad ou celui de New York le 10 septembre 2001, quand ces gens regardent ce ciel là, les gens ont déjà décidé leur mort. Les bourreaux ont déjà décidé qu'ils allaient les tuer. Car le 10 septembre ces gens avaient déjà pris leur billets et savaient qu'ils allaient tuer ces gens, ou que le lendemain, le 25 avril, les allemands savaient qu’à 6h, ils allaient, le lendemain, bombarder Guernica. On est à la fois en face d'un ciel où ceux qui le regardent la veille ne savent pas qu'ils vont mourir, et ceux qui vont tuer savent déjà qu'ils vont tuer le lendemain matin."



The day before_Guernica_April 25, 1937_23:59 

Galerie In Situ / Fabienne Leclerc, paris, 2004


Installation de plusieurs images, 12 bombardements, De Guernica à Bagdad 2, deuxième offensive, en passant par Nagazaki, Hiroshima, etc. Toutes les images sont des impression sur papier, je les vectorise, redessine, pour en faire des grandes images. Ces images sont au format 170x150, format des cartes de l'ING, cartographie de l'Institut National Géographique. Le plafond de la sale d’exposition est recouverte d’un tissu pour qu'il n'y ait aucun reflet sur les images. Les images sont des impressions sur papier sur lesquelles est appliqué une protection brillante (vernis) qui donne l'aspect de la photographie. Tu te vois dedans quand tu es face à la photo, mais il n'y a aucun reflet de lumière extérieur.

Je ne suis pas dans une démarche d'accusation d'un système de pouvoir, mais plutôt sur l'exercice du pouvoir. Pourquoi quand on a le pouvoir pourquoi en faire autre chose que la recherche du bien-être et le bien fondé, la recherche de vivre en paix. Je ne peux pas parler des victimes sans parler des coupables. Je suis obligé de mettre en accusation ceux qui organisent la mort. La mort de la guerre n'est pas une fatalité.

Au sujet du bombardement de Colentry qui a eu lieu en Angleterre dans la banlieue de Londres. Churchill avait demandé à ses services secrets de capter le code d'une machine allemande, ce qu'ils ont réussi, et capté le message comme quoi il y allait avoir un bombardement à Colentry trois jours après. Sciemment il a laisser les bombardements avoir lieu. Il a juste ramené un bus pour rapatrier les écoles. Ensuite, trois jours après les bombardements, il est pris en photo sur les décombres pour communiquer l'horreur allemande, alors qu'il est tout aussi responsable, puisqu'il a laissé faire. (…)




The day before_Star System

Galerie In Situ / Fabienne Leclerc, paris, 2004



Quel est alors le rôle de l’artiste d’après vous ?

L'artiste n'est pas celui qui doit vendre quelque chose du fantasme, de l'imaginaire. Le rôle de l'artiste est de réinjecter du réel dans les fantasmes. Créer des images qui ne sont pas de l'ordre du réel. Le rôle de l'artiste est de parler de choses qu'on ne voit pas, que l'on ne veut pas nous faire voir. Cette mort, comme la joie, ou l'amour, ces choses qui sont irreprésentables. L'art est une machine à fabriquer des images invisibles qui réinvente du réel dans le fantasme. Le fait de parler d'invisible ça ne veut pas dire de parler de quelque chose qui n'existe pas. La mort est une réalité qu'on ne peut pas voir. Et l'art est un outil pour parler de cette réalité qu'on ne peut pas voir. 

Je fais de l'art, alors je travaille sur les questions d'art, comment on fabrique une image. Pour moi, fabriquer une image qui soit belle et qui parle de la mort c'est tout bon art. Et en plus c'est une image qui n'existe pas, qui a été fabriqué, elle a existé à un moment T, ça n'est pas une photographie, et moi je ne fais finalement qu'un travail de représentation de ce moment T qui a existé. Même si le politique peut prendre le dessus sur l’esthétique, de toute façon c'est de l'art, ça n'est pas de la politique, mais çà rejoint le registre politique.

Recherchez-vous une universalité, la disparition totale de votre présence dans vos oeuvres ?

Il y a un jeu sur une universalité des choses. Chaque artiste construit une figure de l'artiste. Je suis dans la maîtrise de ce travail. Je donne l'impression que cela m'échappe. je donne l'impression que ce ciel étoilé ne m'appartient pas, alors que je suis totalement dans la fabrication de l'oeuvre. On est dans une figure de l'artiste où Il est entendu que la figure de l'artiste fait partie de l'oeuvre, qu'on le fantasme. Et moi quand je travaille, je ne fantasme pas cette figure de l'artiste. Je suis obligé dans mon travail artistique, de fabriquer cette figure de l'artiste. En ce moment je travaille sur Galilée. Ses lunettes sont l'outil qui lui permet de regarder une réalité qui n'est pas visible à l'oeil nu. L'art opère ce même usage. L'image de l'artiste capté par l'inspiration divine[1]… non moi je cherche et travaille l'image, je fais un travail de recherche, et je souhaite casser ce fantasme de l'image de l'artiste.

Vous faites reference à Boltanski ?

Oui, j’ai été son élève, lui m'a appris la figure de l'artiste, ça fait parti de l'oeuvre. Quand on regarde une oeuvre, on regarde forcément la manière dont elle a été fabriquée. L'artiste de peut être exclu de l'oeuvre. Moi j'essaye de faire croire que je suis exclu de l'oeuvre, et là tu touches l'universel.
A votre avis comment sont lues vos oeuvres ? Je veux dire, par quells cheminements de pensé passons-nous ou devons-nous passer ?

Il y a marqué the day before, le nom du bombardement. En plus ça commence par Guernica. Au fur et à mesure qu'on avance dans l'installation, on comprend. Il n'y a pas de mauvaise lecture de l'oeuvre. J'ai voulu une brillance dans la photo, pour qu'on se voit dans la photo. Tout ce qu'on voit, ce sont les tableaux qu'on voit derrière, et puis évidemment on se voit dans l'image. Il y a une projection, que je souhaite, de ta propre silhouette dans la silhouette disparue. Car je suis entrain de parler de la mort, et on ne voit pas les morts, mais la seule personne que l'on voit c'est toi. L'idée c'est aussi de se projeter à la place de ceux qui sont morts. Le cheminement est artistique. Après il peut y avoir un cheminement personnel par rapport à l'esthétique, et ce que l'image peut susciter chez toi.

La seule chose qui m'inquiète moi, c'est la mauvaise lecture de l'oeuvre. Donc moi aussi je fais un travail de jardinier. J'ai une idée principale, je coupe les mauvaises lectures, pour qu’il n’en reste plus qu’une. Mon travail artistique est plus un travail de negation, plutôt que de le développer dans un énorme délire. Cette image dit quelque chose et elle ne dira rien d'autre. Après si il y a une seconde lecture qui se rapporte à celui qui regarde, je ne peux pas le maîtriser. Mais moi il est évident que mon image elle doit parler de la mort, et uniquement de cela. De la mort, de l'absence, de l'effacement, de la disparition et rien d'autre. Je ne parle pas d'astronomie par exemple (rires). C’est vrai, je me demandais au début si je mettais la légende ou pas sur l'image, sur le cartel. Si je ne le fais pas, je me donnais à une image d'astronomie. C'est juste des précisions. “


ILS


"En ce moment je travaille sur une performance ici, deux gros projets dont un énorme qui devrait se finaliser cette semaine. C’est un projet de sculpture invisible qui s’appelle ILS : Instrument Landing System. C’est une oeuvre qui traite de la question de la guerre. Elle pose la question de savoir comment les avions atterissent toujours au bon endroit, même quand il y a du brouillard ou quand il pleut? Sur la piste d'atterrissage au début de la piste, il y a deux radars qui envoient une fréquence hertzienne très courte, de même pas un mètre de large, qui envoient deux fréquences : une à l'horizontale et une autre à la verticale. Une fréquence qui monte à 3%, la pente pour un atterrissage d'avion, deux fréquences qui font une croix. L'avion détient un récepteur de radars, ce qu'on appelle l'ILS. A un moment l'avion rentre dans l'ILS, l'avion visualise la croix, ce qui lui permet de se caler, de se placer au centre et de suivre la pente de l'ILS. L'avion doit suivre la pente avec des fréquences sonores, à 600m, 300m, 50m… Ce sont des fréquences qui partent en cône. L'avion arrive, se place dans le cône et plus il rentre dans ce cône, plus ça se rétrécie, et à la fin l'avion est vraiment sur la piste d'atterrissage. Donc ces fréquences représentent une croix sur la piste qui part en cône et qui s'élargie dans le ciel.  Et je trouve cela extraordinaire, c'est une croix invisible que personne ne peut voir et pourtant, qui guide les avions. Par exemple l'aéroport Charles de Gaulle, il y a deux pistes d'atterrissage, donc de chaque côté, il y a huit croix invisibles qu'on ne peut pas voir, et qui font 8 km de long. Là dessus, moi j'imagine bien évidemment une sculpture invisible. 

Sur l'aspect politique et historiques, j'ai fait une demande auprès de l'aéroport de Tempelhof, qui est l'aéroport allemand de Berlin, qui était le seul aéroport en l'Allemagne de l'Ouest. Car Berlin était du côté de l'Allemagne de l'Est, un petit coin qui était dans l'Allemagne de l'Est. Trois couloirs aériens ont permis, entre la chute du troisième Reich en 45 jusqu'en 91 (la chute du mur de Berlin), car Tempelhof était le seul aéroport qui appartenait à l'Allemagne de l'Ouest, aux avions d'attérir, et de ravitailler tous les allemands de l'Ouest qui étaient sur le territoire de l'Allemagne de l'Est. Construit par le troisième Reich, donc par Hitler, l’aéroport a été totalement révolutionnaire , emblématique d'un point de vue d'architecture. Si j’obtiens l'ILS, le radar de Tempelhof, qui a été fermé l'année dernière, j'aurais la sculpture invisible du radars qui a guidé tous les avions depuis la seconde guerre mondiale jusqu'à cette piste d'atterrissage. Il faut savoir qu'il y a 20 ans, l'ancien ILS a été détruit. Et là il s’agit de l'ILS des 20 dernières années. Je suis en négociation final avec l'aéroport de Tempelhof, pour racheter l’ILS. On est trois candidats, les trois derniers candidats, avec l'aéroport de Dubaï et d'Indonésie qui veulent l'acheter pour l'utiliser. Ces ILS sont des très beaux objets, un grand T. Celui de Tempelhof fait 30 m de long, deux poteaux énormes tout rouge, comme des antennes, mais des antennes d'aéroport énormes. 

Ce qui m'intéresse aussi c'est de travailler sur ce projet dans un musée d'art contemporain, que tu rentres dans un salle tu vois quelque chose qui ressemble a une sculpture. Mais en fait ce que tu vois ça n'est pas la sculpture, la sculpture est ce qui part à l'extérieur de la salle de musée. La sculpture n'est pas dans le musée. C'est encore pour parler de cette chose qu'on ne voit pas, qui est à l'extérieur, qui n'est pas ce que tu crois être ce que tu as devant toi.

L'idée d’un centre d'art contemporain d'art dans l'espace public, qui veut faire acquisition de l'oeuvre, pour la mettre dans son parc, et faire des performances avec un hélicoptère qui rentreraient dans la sculpture. J'y suis très attaché aussi car cette sculpture pose plein de problèmes d'autorisation, d'interdiction, pour enclencher ce radar, et en plein paris ce serait très difficile d'obtenir l'autorisation de déclencher l'ILS. Le radar de Tempelhof, fréquence hertzienne 380. Car si on se met sur la mauvaise fréquence, on atterri sur la mauvaise piste. Il y en avait deux sur Tempelhof un 0,25 et l'autre 380, et puis en aéronotique, on doit tout confirmer. J’ai également une exposition personnelle en janvier de l'année prochaine, repoussée à cause de la Villa Médicis, au centre d'art de Montrouge."



[1] Selon Boltanski, la peinture se caractérise non pas par l'habileté de la main, mais par sa vocation religieuse et son pouvoir sacré. C'est dans ce sens que toute l'oeuvre de Boltanski peut être perçue comme la continuité de la tradition picturale : en tant qu'elle interroge la religiosité de l'art.

































jeudi 24 mars 2011

Les objets dérivés de Yves Trémorin

C’est au début des années 80 que Yves Trémorin émerge sur la scène contemporaine de la photographie. Ses recherches s’installent sur fond de fortes remises en question de la photographie humaniste et de revendications d’un langage plastique propre au medium photographique. 

Sous un dispositif presque scientifique, il appréhende ses premiers modèles, ses proches. Il travaille le modelé des corps, la ligne des contours, sculpte la lumière dans un rapport violent avec ses sujets. 

Le photographe puise dans une iconographie hétéroclite et chargée de paradoxes : le sacré, l’imagerie publicitaire et populaire, le trash du punk-rock des années 80, l’érotisme ou encore les sciences analytiques. 

Car, si « dérives », « dériver », « dérivée » reviennent souvent dans son discours, c’est probablement suite à ses études en mathématiques analytiques où la notion de dérivée est une notion fondamentale. Elle permet d’étudier les variations, les tangentes, les limites, en se penchant sur les dérivés d’un même objet. Détourner le cours normal des choses, c’est aussi ce qui définit un produit dérivé. 

Les images de Yves Trémorin sont formellement classiques, des images noir & blanc, il n’alimente aucun fétichisme de la technique, comme il se plait à le dire. Il désire « balayer ce mythe de la technique et se pencher sur des sujets, plus prenant eux ». 

À partir de 1985, lui et Florence Chevallier rejoignent l'association et fondent avec Jean-Claude Bélégou le groupe Noir Limite. « La photographie est affaire de surface, d'apparence, de donner à voir. S'attacher à la surface des choses – la peau, à fleur, dénudée, tendue, vive, à vif. S'attacher à cette matière du corps, là où s'offre la fragilité de ses limites, limites du dehors et du dedans, de la peau et des entrailles, là où elle se met en péril et met notre extériorité en crise, en désir. Crever la surface. Crever le corps. » Ce manifeste accompagne leur première exposition (Nus voilés, Nus froissés, Nus autoportraits). Dès lors ils mènent ensemble leurs projets, réalisant leurs prises de vues séparément, mais dans une confrontation intellectuelle et morale incessante. 

Le groupe revendique un travail sur les limites du photographiable et du procédé photographique : le tabou, le sacré, l’intériorité, l’extériorité, l’intimité sont baignés de noirs profonds, de flous ou captés en plan très rapprochés, autant de mises en péril d’une lisibilité objective. 

En 1987, ils créent l’exposition Corps à corps, de grands tirages de chairs crues sont ici sublimés en sculpture. La mise en lumière forcée de ce qui est donné à voir en « gros plan » est d’autant plus incisive. Si la gêne, ou une idée de voyeurisme peut survenir dans l’esprit du regardeur, il n’est qu’un renvoi à sa propre nature. C’est en le mettant face à un miroir grossissant qu’il pourra capter au plus près sa vraie nature. C’est un face-à-face entre la surface de l’image et la surface-corps du regardeur. Le regard est approché au plus près pour mieux en analyser les phénomènes, et tenter de capter l’être dans son état le plus primitif et en rejeter sa naïve apparence. Les images traitent également de ce paradoxe de souffrance et de jouissance presque tragique. Bernard Lamarche-Vadel écrivit dans le catalogue « corps c’est noir »: « La jouissance embrasse la loi, l’infigurable dans les bras de l’anonyme, l’innommable joint à l’interdit, le plaisir dans les tenailles de la censure ». 

Mais cette exposition n’a pas lieu, annulée la veille par la direction de la Maison de la Culture de Bourges avec laquelle un accord avait pourtant été conclu. Elle a été censurée au nom de « la prudence devant le réalisme de certaines photographies ». Elle ne sera montrée qu’en 1989, notamment à Paris grâce aux soutiens de Bernard Lamarche Vadel, Jean-Claude Lemagny et Pierre Borhan dans la revue « Clichés », mais aussi Pierre Bastin et de nombreux autres critiques qui prendront parti à leurs côtés. 

Si le réalisme de l’objet montré pose problème, Noir Limite s’engage dans un combat d’autant plus déterminé contre le silence et la naïveté. En 1991, était créée, dans le lieu symboliquement chargé des Anciens Abattoirs du Havre, l’exposition La Mort. Cette exposition explore et analyse la représentabilité d’une thématique sans limite, dans un espace situé entre lieu cultuel et enfers. L’exposition vient compléter les chairs intemporelles des « corps à corps », pour donner sens à ce que Georges Bataille n’aurait pas dénié, violence, sexualité et mort. Tout comme George Bataille poussait un peu plus loin les extrêmes de la littérature qu'il combine avec la sociologie, la psychanalyse, l'histoire ou la religion, pour chercher l'Impossible sacré du sexe et de la mort 

Ses natures mortes sont d’autres exemples de ses objets dérivés. Sensuelles et violentes, emprunts à l’imagerie publicitaire. Le gros plan de l’image scientifique, des mises en situation burlesques. C’est l’image d’une cervelle qu’il donne à voir au recto et au verso d’un très grand format, suspendu à l’entrée d’un restaurant universitaire. 

Sa dernière exposition Breizhtorythm, commande conjointe du Comité régional du tourisme de Bretagne et du Fonds régional d’art contemporain Bretagne, pousse encore une fois les limites qui définissent l’œuvre d’art. Ses œuvres, qui semblent pour la plupart « répondre » à un besoin, sont des œuvres marchandes et reproductibles qui doivent surprendre. Plus de sublimation, seule la drôle et tragique crudité, maintenant plaisante, est donnée à voir.

mercredi 23 mars 2011

Le Regard du Myope ?

Dix ans après la sortie de son livre "Tavastia", le Christophe Bourguedieu revient à Helsinki, accompagné par Benjamin Serero pour réaliser ce film intitulé Le regard du myope, qu’il consacre au processus créatif et au ressenti du photographe qu’il tente de capter au plus près. Le film alterne prospection, errance et scène de captures photographiques où le comportement du modèle renvoi comme un miroir les sensations du photographe, entre autres.




Les images sont mélancoliques et s’attachent, tout comme le photographe, à ce petit détail sur lequel l’œil s’attarde, comme les reflets de cette mèche au soleil. Ses photographies sont sensuelles : la palette des couleurs, les lumières sont riches et délicates. Cette apparente sensualité est étroitement liée à des territoires et à leurs habitants. 

Nous suivons le photographe parcourant les routes à la recherche de paysages, d’individus. Le processus se met en route peu à peu, de rencontres en rencontres. Se déplacer lui permet de sentir par intuition les sujets qui lui sont familiers, en se laissant imprégner par ceux-ci. Le photographe s’apparente parfois à un détecteur humain d’affects potentiels, en marche, ouvert à l’ensemble des possibles. La part de hasard est donc indissociable de sa démarche. « Je suis très dépendant des circonstances. Il peut aussi bien m’arriver de tourner avec insistance autour du sujet pour tenter de provoquer une réponse ». L’imprégnation de cette « attraction » envers le sujet désigné est éphémère : « lorsque j’enregistre l’image, ma conscience de ce je vois ou ressens est donc souvent confuse. Ce n’est que plus tard, en voyant la photo, que je peux reconnaître une intention ou une attente, étant admis que cette photo constitue par elle-même un objet nouveau et autonome, dont je ne me sens plus tout à fait l’auteur ». C’est ce que nous observons à la fin du film, quand le photographe redécouvre les images des planches contacts. 

Ce que nous percevons de sa démarche, ce sont d’abord, ses hésitations, ses fausses routes, nous révélant non seulement la complexité de celles-ci mais aussi une psychologie singulière au travail, alternant errance latente et angoissée et « lâché de prise » donnant court à une énergie créatrice faite d’intuitions. 

Face à une maison qui lui semble familière, ressemblant étrangement à une maison vue dans son précédent voyage, il hésite, lui tourne autour. Ses photographies de paysage lui permettent de construire une narration, mais surtout une relation avec ses portraits. Il peut ainsi mettre les personnages dans leur propre contexte et dans celui dans lequel le photographe les a lui même ressentis. Ces paysages sont donc à voir sous un registre intime, un commentaire psychologique. 

Les personnages de Christophe Bourguedieu sont des « acteurs à la neutralité passive ». Il recherche des visages inconnus, génériques, « opaques », neutres de trop de vécu, donc plutôt jeunes, pour échapper à un charisme trop prononcé. Il en ressort des personnages d’une mélancolie étrangement familière. Le photographe appréhende avec le désir, qui devient son principal matériau de travail, dit-il lui même. « C’est sans doute pourquoi, par exemple, les femmes apparaissant dans mes photos restent plus du côté des "personnes" alors que les hommes, qui éveillent chez moi moins d’émotions complexes, se trouvent souvent renvoyés vers celui des "personnages" ». La couleur et la lumière vient naturellement embrasser ce désir premier dans l’appréhension du personnage, comme la projection d’affect sur le portraituré. « Lorsque j’ai fait le choix de l’employer (la couleur), c’était précisément dans une volonté de réalisme. Or, en regard de ça, la couleur relève aussi pour moi de la sensualité, tout comme la lumière, la surface d’un corps ou d’un visage ». Les pauses sont naturelles, dénouées de toute codification. Le photographe retire au modèle tout confort à une certaine contenance face à l’objectif, comme avec ce jeune homme rencontré par hasard sur un parking. Il tente d’échapper à un « moi idéal » que le modèle souhaite renvoyer, celui que Roland Barthes regrette tant. 

Si on considère le portrait photographique comme placé au centre d'un triangle – dont les trois pointes seraient formées par le modèle, le photographe et le spectateur – les portraits de ce film contiennent alors en eux une infinité de points de vue. D'abord, le point de vue du modèle, celui dont on tire le portrait, étymologiquement "portrait" est composé de l'intensif « pour » et de « tirer ». Vient le point du vue du photographe : « Des conditions [qui] se mettent en place, auxquelles la personne photographiée, pas plus que moi, ne pouvons échapper. La suite s’organise très vite, intuitivement ». C’est pourquoi, quand le regard du portraituré s’absente, sauf formalisme ou esthétisme, le corps du portraituré lui aussi éprouve le regard du photographe, voire le dénonce. Par un effet de miroir, quand le photographe « lâche prise », le modèle a tendance à prendre confiance et se laisser aller, décrisper le visage, oublier la situation dans laquelle il est placé. Le portrait photographique présuppose toujours un pacte dont l’enjeu est la rencontre et la négociation de deux désirs. Le portrait tire son essence de ce pacte inévitable. Enfin, Il y a le point de vue du spectateur qui s’identifie volontiers, se reconnaît, contemple le rendu final. 

Dans ce film, l’œil de la caméra bouleverse l’équilibre de ce schéma. En tentant la représentation de l’interaction entre photographe et portraituré, la relation entre eux est dénaturé, le regard du modèle renvoi aux deux objectifs. Trois regards s’éprouvent réciproquement, le terrain familier du photographe devient un vrai terrain public d’affrontement des regards. Ici, le photographe contraint à assumer un rôle social. C’est pourquoi ce film n’est ni un document, ni une narration. On peut se demander si les images auraient été les mêmes sans le regard de cette caméra. Probablement pas. La difficile représentation d’une démarche intime du photographe n’en reste pas moins intéressante dans l’étude de celle-ci. Elle est une mise en abîme de l’interaction complexe entre le photographe et son modèle. 


Le temps qu’il fait/ le temps qu’il est : Composition 2009 temps, espaces, mémoires

Passionnée par les histoires d’humains, ceux-ci sont pourtant rayés de ses cartes. C’est ainsi que Jacqueline Salmon s’oppose à la démarche du reporter qui s’approprie ce qui est simplement posé devant lui. La photographe fait partie de cette génération de documentariste médiatrice du réel, comme Sophie Ristelhueber, préférant la stratégie du retrait, l’esthétique de l’efficacement à la saisie sur le vif. Elle préfère montrer les lieux et les espaces pour faire appel à la pensée. Isoler le sujet de son contexte pour mieux le percevoir. Couver le réel pour mieux le communiquer.

Constellation de l’origine des demandeurs d’asile



Le processus créatif de Jacqueline Salmon s’opère durant une quasi gestation du réel par une méditation durant laquelle elle recherche un système de signes pour chercher cette nouvelle forme, une nouvelle iconographie, afin de « dire des choses complexes sans employer de mots ». La photographie est pour elle une prise de position philosophique face au monde. Elle cite volontiers Bernard Lamarche-Vadel : « il s’agit d’une manière de lier des choses que la photographie isole apparemment. Et de transcender le médium photographique ». C’est justement ce médium photographique qu’elle utilise mais pour emprunter et restituer le réel. Son aspect de reproduction de la réalité ne permet pas de restituer la complexité des phénomènes. Ainsi seulement, cette distanciation lui permet l’appropriation, et la restitution de mémoires. Cette difficile intelligibilité devient par cette allégorie une plus grande abstraction, une captation minimaliste de phénomènes conjugués. Par un travail de négation, il ne reste que le plus fort, le plus significatif.

Discrète, pudique, retenue, l’artiste est pourtant porteuse d’enjeux radicaux. Femme militante traitant du squat, de l'hôpital, de la prison, des Chambres précaires de SDF. En 2009 ce furent les trente ans de l’activité photographique de l’artiste. Elle désire créer une œuvre totale cette année là en rassemblant tous ses travaux. « Les cartographies douloureuses, de flots humains inscrits dans le contexte d’une histoire imprévisible, c’est celle du « temps qu’il est » Mais je ne veux pas ne m’intéresser qu’à la situation géopolitique d’Evreux, Je désire inclure le climat, « le temps qu’il fait ». La station météorologique d’Evreux sera mon autre pôle de référence. » « De la même manière que les immigrés tracent des parcours qui griffent la planète, les vents, les nuages surplombent la ville, et l’incluent dans une grande peinture mouvante qui recouvre la zone européenne océans et mers adjacentes. Evreux comme un point autrement balayé par des flux. Quels évènements atmosphériques accompagneront mes déplacements ? Sous quels ciels communs à tous dans un lieu donné se feront les recherches et les rencontres ? C’est ce que je désire noter et mettre en forme aussi comme une sorte d’agenda climatique. » Autant de questionnements qui accompagnent son travail.

L’artiste associe des manifestations météorologiques (flux des marées, des vents, mutations des nuages) à celles des hommes (géopolitiques dans leurs portées), pour doter enfin le cadre spatial et temporel du temps qu’il fait une incarnation humain(e) par le temps qu’il est, sans quoi ni l’un ni l’autre, seuls, ne prennent de sens. Ce travail en cours de Jacqueline Salmon trouve ses premières origines en 2000 lors d’un voyage en Italie. Dans un petit musée vénitien, elle consulta un manuscrit attribué à un navigateur hollandais du XVIIIe siècle, dont la particularité était le relevé cartographique des profils côtiers des sites navigués. Distinctes les unes des autres par un contour sommaire, tracé à la plume, ces îles pouvaient s’apparenter à des nuages. Sept ans plus tard, au Québec, la gestation continue, et Jacqueline Salmon cartographie les profils côtiers des îles du Saint-Laurent.

« Ce que l'on pourrait désigner sous le nom d'art topocritique part du fait que la représentation de l'espace humain ne va plus de soi, que les images du monde ne suffisent plus à en décrire la réalité. »1. Il est vrai que les cartes illustrent, simplifient, sélectionnent, permettent de comprendre et de communiquer sur des phénomènes complexes. L’artiste compose ainsi avec le temps, les espaces et les mémoires dans une composition formelle abstraite pour signifier le monde. Elle utilise le vide comme une aquarelliste utilise le blanc du papier. Je pense aux travaux récents de Renaud Auguste Dormeuil, ses cartographies de cieux abstraits pour y faire figurer la mort et ses bourreaux. L’humain n’y est pas présent.

Le travail de Jacqueline Salmon est individuel, elle épuise et brouille les référents collectifs, pour se distinguer dans cette abondance de l’image, pour se distingue de la photographie humanitaire. Elle travaille avant tout un discours engagé qu’elle communique en silence.


1 Extraits de l'article de Sophie Blandinières, L'art contemporain à l'œuvre cartographique au sujet de l'exposition GNS (Global Navigation System) du Palais de Tokyo, 2003



Photographie documentaire et politique - Monique Déregibus


Monique Déregibus est photographe depuis une vingtaine d’années et enseigne la photographie depuis 1988 aux Beaux-Arts de Valence. Née en 1955 à Marseille, elle y mène des études de lettres modernes et de cinéma, avant de faire partie des premières élèves de l'ENSP d'Arles (ouverte en 1982) où elle suit un enseignement alliant connaissances de l'histoire des images et des discours photographiques et recherches esthétiques. La photographie est encore très peu présente dans les écoles d’art, ou seulement pour un enseignement technique. Il était important pour elle de se poser des questions, de se mettre en décalage par rapport à ce que l’on voit. 

« J’essaye de travailler contre la photographie, travailler sur la question du sens. Par amour de l’écriture et de la lecture ». Elle y cherche une forme d’écriture en images. Walker Evans est pour elle le premier photographe moderne à s’interroger sur la question de la narration dans l’image photographique. American photographs (1938). Il n’y a pas de document, il n’y a qu’un « style documentaire », selon une distinction établie par Walker Evans. L’image, définitivement libérée de l’illusion du document social, .peut accentuer sa part de fiction, comme un tableau.

Elle nous parle de son parcours à travers les questionnements de la photographie contemporaine, en en révélant les ruptures, les usages, les contradiction : la photographie de la façade d’une usine ne peut contenir en elle les enjeux du pouvoir, les désordre, « buter sur une façade, qui n’en dit pas long » (Brecht). « La photographie est un medium qui me prive de beaucoup de choses, mon imaginaire, ma fiction, medium qui se referme et qui devient très vite bête. », ajoute-t-elle. Ce n’est qu’en y insérant une narration que ces images échappent à cette « bêtise », comme si celle-ci ne pouvait se suffire à elle même. C’est pourquoi l’artiste entretient un rapport si personnel avec le livre, plus qu’avec l’image seule ou l’exposition. Dans ses publications, la touche est sobre, les textes sont traités comme des images, aucune préface, pas de titre, pas de page de garde, on commence tout de suite dans un travail. L’artiste tente de trouver des enjeux plastiques à l’intérieur du livre, par la ponctuation et les espaces. Cette approche du libre, si elle ne correspond pas aux canons du livre d’art des conservateurs, touche directement la question de la reproductibilité de l’œuvre et de sa capacité à circuler.

Monique Déregibus se place au cœur de débats géopolitiques. En rage face à la guerre, aux industries d’armement. Odessa, ville d’un des studios cinématographiques les plus importants du cinéma muet russe, ville du massacre de l’escalier du Potemkine, est aussi la ville de relai des industries d’armements comme Sextant. « La pensée artistique est une pensée qui synthétise les problématiques d’aujourd’hui ».

Un tag sur la statue de la place des martyres à Beyrouth donne titre à son dernier livre : I love you forever Hiba. La place des martyres, c’était le lieu des échanges portuaires et des croisements des populations du bassin méditerranéen, aujourd’hui c’est un parking désert. Elle y confronte des images de deux travaux, du Liban et de Las Vegas, ce « lieu mortifère de nos enjeux globalisés », où cette façade de fun et de paillettes renvoi à la façade de l’image photographique. Ce sont des espaces silencieux, abandonnés, des objets traités comme des ruines sans qualité, collectés sur fond de végétation, un espace urbain en perpétuelle reconstruction grouillant de bétonnières, pelleteuses, bulldozers qui s’emploient à recouvrir le présent de la ville.

Des légendes sont indiquées aux extrêmes pieds de page, sans « délivrer » des signes dans la lecture. Elle souhaite que l’on ne distingue pas les neuf images photographiées au Liban pour donner plus de sens à l’intervenir d’un autre lieu, d’un autre continent, sans que cela ne choque la lecture.  La photographie est pour elle une affaire personnelle. Son travail s’oppose à ces images terrifiantes de la guerre, auxquelles elle ne souhaite pas appartenir. C’est justement ces images télévisées qu’elle vit en 1975, celles de l’éclatement de la guerre au Liban, à l’heure du dîner, elle avait 20 ans. Elle parle elle-même de « retour sur l’image, de tout ce que j’ai vu ». Redonner liberté aux images et aux représentations.



« Je ne pense pas », la prise de vue est impulsif, est physique. Il y a une grande solitude dans son travail. La question de la durée est fondamentale pour toute œuvre. Elle soulève par ses images la question de la distance « respectable » et honnête en premier lieu par l’usage du grand angle. Le matériau principal de l’artiste est cette colère froide qui s’anime par la prise de consciences de lieux, aux destructions, à ces cicatrices, ces empreintes laissées par la guerre sur les paysages. L’artiste tente alors de mettre en lumière ces stigmates par des jeux d’anachronisme, de heurts, sans toutefois faire apparaître cette colère. Il y a comme une mutation de cette colère, qui trouve son apaisement dans ce clash violent de la capture photographique, comme un heurt par lequel elle décharge le trop plein d’énergie et d’affects. L’artiste travaille avec ce lourd appareil qu’est le 6X7, le son qu’il produit lors de la capture de l’image est particulièrement bruyant, c’est un violent arrachement de l’image au réel.

L’artiste amène le débat par un jeu sur l’inconscient collectif et la culture populaire, par le biais « d’indices dans l’image qui guide de manière indubitable. Zero police, représentation saturée du monde, où les richesses historiques et culturelles sont faites de carton pâte. Une tour de Babel nous guide vers un dépôt de matériels de guerre. En parlant de ses images, l’artiste fait ressortir son besoin de pédagogie face à cette apparente objectivité, dont la prise de vue n’est pas pensée. Elle semble vouloir nous montrer ce chemin qu’elle réduit par l’énumération de signes, de lectures. Aussi ces légendes en pieds de page, même limitées dans leurs apports d’information au lecteur, apparaissent comme une demie prise de position, car celui-ci est libre de sa lecture. Ainsi se révèle un paradoxe plus profond, celui du photographe pris au piège entre d’une part cette volonté de distance face à l’histoire, et d’autre part la partialité due à des affects très prononcés, car la photographe ne nous cache pas ses diverses convictions et ses idéaux politiques.

La pratique photographique se Monique Dérégibus à l’apparente sérénité, renferme pourtant une des affects très forts voir obsessionnels, qui ne franchit pas la façade le l’image. Cette auto-retenue ou auto-frustration, bien que choisie, trouve sa raison d’être dans l’acte même de photographier. La maîtrise de son propre discours sur son propre travail peut parfois faire preuve d’autoritarisme et d’autosuffisance dans la lecture de son œuvre.

Les intimités exposées de Manuela Marquez


Les images de Manuela Marques sont comme des présences repliées sur elles-mêmes qui ne se laisseraient pas dévisager tant elles sont intériorisées et engendrées dans le détachement. Cette distance du regard que porte la photographe sur les choses et les êtres est une liberté qui leur est laissée afin qu’ils puissent révéler leur réelle identité.


Still Nox est un parcours de presque dix années d’images qui, au lieu de privilégier le mode de la série photographique, explorent à travers tous les genres du médium du portrait à la nature morte, le paysage...

Les sujets, les objectifs ne sont pas clairement révélés. Le spectateur est ainsi contraint au questionnement, à l’appréhension d’un moment en devenir. Le cadre spatio-temporel des images est difficilement perceptible laissant toute porte ouverte à la reconnaissance, à l’introspection, à la projection d’un imaginaire propre au spectateur.

Ces grands formats sont comme des reconstitutions d’images mentales, des fragments de réalité, des images d’expectative. Ces images sont fortement intériorisées, intimistes. Les sujets sont plongés dans la pénombre de cet intime. De faibles lueurs viennent la plupart du temps de l’extérieur. L’atmosphère est lourde et assourdissante, comme pour préserver quelque chose à l’abri de la lumière, à l’abri des regards, comme pour donner plus de proximité au spectateur, le rapprocher avec cette intimité donnée en image. Elle crée ainsi un rapport privilégié avec chaque regardeur. Ses images ne portent pas de titre ni d’information relative aux lieux de prise de vue afin que le spectateur s’investisse dans la verbalisation de ce qu’il perçoit, comme pour forcer son entendement, le faire parler et le rendre responsable de ses émotions.

On distingue une porte entrebâillée, des lieux intimes comme ce lit où le premier plan est constitué de plis, de froissements et de crissements. Les questions surviennent des lieux les plus anodins. La disposition des éléments dans l’espace vient bouleverser les repères du spectateur, comme cette chevelure qui nous fait douter sur la position du personnage dans l’espace, ou cette présence que l’on devine entre les voiles de cette fenêtre. L’artiste joue avec les ombres, les lumières, les contre-jours, les surfaces réfléchissantes, pour nous faire douter de la véracité de ce que nous pensons apercevoir. Ces effets de miroir soulignent également l’importance du hors champs, comme pour suggérer une omniprésence. On retrouve dans ses images cette même atmosphère étrange et troublante. Tous ces signes viennent accentuer l’idée de repli, d’introspection, d’enfermement. L’image porte en elle les embryons d’un événement que l’artiste a elle même couvé. C’est une reproduction que l’artiste a opérée, une image, une empreinte de ces scènes nouées.

Le caractère unique de chaque image et leur production restreinte s’associent à une autre recherche singulière, celle de l’entre-deux. En prenant ce parti, les œuvres de Manuela Marques sont issues ou tendent vers cette latence de l’événement. Elles viennent juste avant ou après, comme une vague commençant à se former ou bien reculant à nouveau vers la mer après le déferlement. « Je travaille sur le fil du temps » dit-elle en donnant cette image de l’épée de Damoclès en suspend, ce moment intermédiaire entre le suspend, l’élévation et la chute, à voir comme un mouvement annonciateur. Ce mouvement met en exergue la fragilité de l’existence humaine, comme une oscillation irréversible entre vie et mort. La densité des couleurs traduisent des espaces où l’on étouffe et qui, associés à la pénombre ajoutent un caractère de lourde pesanteur aux personnages et aux sujets en général. Les intérieurs font penser à ceux de Blue Velvet de David Lynch.

Si ces images fortement intériorisées traitent de la fragile existence humaine, le spectateur, bien qu’invité à se questionner dans l’absolu, ne peut que penser à l’auteur de ses dites « étranges familiarités ». C’est bien l’inconscient du créateur qui est ici percevable, comme les bribes d’un rêve révélant les clés d’un inconscient pas tant refoulé. Ce sont donc peut-être, aussi, des sensations que Manuela Marquez souhaite partager. Ces visions proviennent d’un travail de recherche sur l’esthétique de l’entre-deux, mais aussi d’un travail sur elle-même.