lundi 21 mars 2011

Duchesse Vanille on the Lost Highway


Les images de Duchesse Vanille font apparaître les restes d’un souper fantasmé. Duchesse Vanille c’est une personne imaginaire, un personnage glamour rock ou électro, une duchesse de fiction, de pacotille, etc. « Nous élaborons des mises en scènes à mi-chemin entre un quotidien érotisé et un banquet annuel teinté de décadence ».

Cécile Hesse et Gaël Romier vivent et travaillent ensemble depuis plus de 10 ans. Ils ont disent-ils « tout de suite reconnu [leur] complémentarité ». Les deux artistes adoptent un processus créatif perfectionniste et rigoureux, rien n’échappe à leur regard, tout est décidé à l’avance. Au moment de la prise de vue, « il n’y a plus de surprise, il y a tout qui se noue ». Pour chacune de leur image, ils commencent par du texte, des croquis, des esquisses. Ils se nourrissent pour cela de la réalité, la prospection occupe une large part du travail : observation de la vie courante, littérature, situations vécues ou encore les légers dérapages que l’on peut débusquer dans les albums de photos familiaux sont autant de sources de travail. Vient ensuite le choix très précis des acteurs, qu’ils viennent « extraire de la réalité », puis le repérage des lieux. On en peut s’empêcher de penser au rapport des artistes vis-à-vis du cinéma ou du théâtre sans toutefois pouvoir clairement l’identifier. Ces mises en scènes, prédéfinies sur de réels storyboard, semblent être extraites d’une scène de film ou d’une pièce de théâtre. Un mouvement général, fortement expressif est capté malgré la pause des personnages donnant cet apparent effet d’un arrêt sur image. La frontalité des corps pour la majorité, sous-entend la nécessaire présence d’un spectateur.

Les artistes tiennent à ce qu’il n’y ait aucune hiérarchie dans l’image, dans la lecture, dans l’environnement. « Le personnage est là, il n’est pas forcément présent, mais l’objet qui l’accompagne, les objets qui l’accompagnent, et l’environnement autour de lui, sont au même plan, sont des personnages à part entière ». On observe beaucoup cela dans leur série Miroir sans tain où des éléments du décor changent de nature pour devenir signe et viennent s’ajouter à un rébus visuel. Ce postulat premier explique notamment le choix des grands formats, afin d’annuler la sélection naturelle de la lecture du fait de l’échelle de ces même objet.

Leur exposition s’adapte au lieu et non l’inverse. Parfois par le biais d’un montage 3D, la scénographie transforme le lieu pour placer le spectateur dans un espace de fiction. Les images sont parfois accompagnées d’une écoute passive ou active de pièces sonores. Autant de facteurs mis en place pour capter l’attention du spectateur, l’extraire de la réalité environnante, l’isoler, en intimité avec les images. Il y a comme une volonté de douce manipulation, celle d’images subliminales ou de flash publicitaires.

S’installe alors une étrangeté perverse à travers des clichés austères, inquiétants, à l’atmosphère pesante et symbolique, où règne incohérence esthétique et narrative. Ces scènes teintées de surréalisme, où fiction et réalité s’entrecroisent, détournent des moments du quotidien pour ensuite les décaler. Tout comme cette scène d’épluchage qui dérape, mi-douleur, mi-plaisir. Entre les assiettes, pas de sauce, rien que des sous-vêtements de femme couleur chair. C’est une fin de soirée un peu folle, les gens se débarrassent de tout ce qui les encombrent, chaussures, sacs... qu’un tireur explose dans la nuit. Ces explosions sont captées par l’œil omniscient de la caméra, par un violent « coup de flash » assourdissant. La scénographie participe également à cette étrangeté. Ce château est un idéal espace de fictions où les artistes créent des anachronismes entre une soupière 60’s et des fauteuils Louis XVI noués entre eux pour former une chaise musicale.

Les personnages sont absorbés, figés au même titre que les autres éléments de la composition. Ils ne sourient pas. Dans la série Duchesse Vanille, leurs visages, lieu de leur identité, nous échappent. Tout comme le spectateur, les personnages sont isolés. Il faut pouvoir soustraire, isoler, décontextualiser, pour se rapprocher de ce qui serait proche du souvenir d’un lieu dont les éléments auraient été filtrés par la mémoire. L’image est insaisissable, insoumise aux lois spatio-temporelles de la fiction. La figuration du personnage, l’isolement, spatio-temporel comme esthétique, participe à la dynamique de l’image. Il se passe ce que Gilles Deleuze a observé dans la peinture de Francis Bacon, par ailleurs grande source d’inspiration picturale de David Lynch : « Isoler est [...] le moyen le plus simple, nécessaire quoique non suffisant, pour rompre avec la représentation, casser la narration, empêcher l’illustration, libérer la Figure […] »1. Tout comme David Lynch, les « personnages » sont ici isolés sur fond noir ou quasiment noir, pour nous enlever tout cadre spatio-temporel. Nous sommes contraints à analyser ce qui nous est donné à voir, ce qui est violemment éclairé au milieu de cette obscurité caverneuse. Les flashs des phares de voitures ne sont pas sans rappeler les irruptions aveuglantes de voitures dans la nuit de Lost Highway. Ceux-ci fonctionnent comme des fondus au noir, donnant forme à une disparition et une apparition aléatoire des êtres, qui dans cette série en mouvement, donne un caractère d’autant plus aléatoire à ce qui est montré.

Les thèmes abordés dans leurs images sont, malgré ces aspects loufoques, relativement graves. « Nous traitons de l’inceste, des rapports de force, de l’injustice ». La perversité est là encore présente, où un comique de situation d’apparence grotesque ne s’apparente pourtant pas à un gag. La femme nue portant ces assiettes, semble interdite comme violée par les phares de voitures, autant que cette femme, souillée de son urine face au spectateur, dans la série Miroir sans tain. La perversité de ces mises en lumière tient dans l’assimilation de détails dans l’image : des sous-vêtements dans les assiettes, l’urine une fois que l’on échappe au regard insistant du personnage. Cet interdit est aussi cette nudité, l’intimité face à la caméra, que les artistes dénoncent peut-être là aussi. Le marchandising de la chair, « produit » moralement non acceptable comme tel, est comme pris au piège d’une image façonnée de glamour et de séduction, le corps est manipulé tout comme les esprits qui le regardent. Cécile Hesse et Gaël Romier ont eu l’occasion de travailler explicitement dans ce cadre de publicité et de marchandising d’un autre paradoxal « produit-artistique » avec UCD (Un Certain Détachement). Ils ont participé à ces « vending machine » d’œuvres d’art, promu par une vidéo présentative qui tourne en dérision l’accroche et la manipulation des sports publicitaires : «Pour profiter pleinement de vos envies d’art, ne plus vous embêter, essayez la galerie mobile ».

Ces formes de manipulation quasi-marketing agissent sur l’inconscient du spectateur, pour créer des « états de conscience » et faire appel à un « inconscient collectif ». « On souhaite le plus possible que nos images marchent par imprégnation, pas de manière directe, explicative ou narrative, mais plus comme quelque chose qui doit s’infiltrer dans la tête des gens ». Echapper au langage, donner plein pouvoir à l’image. Le spectateur procède à une lecture assez lente et perçoit un étrange sentiment de familiarité de l’ordre de la réminiscence. Il passe en quelque sorte au travers des images. La série Miroir sans tain, moments suspendus à l’atmosphère beaucoup plus calme, fonctionne également par réminiscence grâce à un total contrôle des artistes. « Si on veut un parking de supermarché, on va chercher le parking de supermarché que l’on a tous en tête, le plus proche de celui qui serait dans la tête des gens. Ce choix ressort d’un dialogue ».

1. DELEUZE, Gilles (1984) Francis Bacon. Logique de la sensation (1981), Paris, Editions de La Différence, coll. « La vue le texte », p.10

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