mardi 22 mars 2011

Konstellation / Images intérieures d’un exilé

Après avoir poursuivi des études de littérature, d’histoire et de philologie allemande en Autriche, Arno Gisinger se forme à l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles jusqu’en 1994. Cette double formation en histoire et en photographie l’amène à travailler sur les relations entre mémoire, histoire et représentations photographiques. 


Cette polyvalence se retrouve dans son processus de production en plusieurs étapes. Durant la première phase de préparation, il effectue des recherches dans les archives, il fait des repérages, s’entretient avec des experts pour remonter le fil de l’histoire comme le ferait un archéologue ou un historien. C’est bien plus tard que l’artiste se consacre à la prise de vue proprement dite. 


Depuis 1994, Arno Gisinger poursuit une œuvre cohérente, consacrée à la recherche d’une contemporanéité de l’histoire et de la mémoire. « Mes images proposent une relecture contemporaine, à travers le médium photographique ». La question de la représentation de l’Histoire à travers ses différentes formes et figures d’expression (portraits, objets, paysages) se trouve au cœur de ses préoccupations artistiques. D’une première série sur Oradour-sur-Glane (Archéologie d’un lieu de mémoire, 1994), jusqu’à Coudrecieux & Mulsanne (2006), en passant par des photographies sur la spoliation des biens juifs en Autriche (Invent arisiert, 2000), ses travaux se penchent souvent sur la question des limites de la représentation visuelle. L’actuel travail sur Walter Benjamin s’inscrit pleinement dans cette recherche artistique. Un premier volet, intitulé Hotel de Francia, a été montré en 2005 à l’Abbaye de Montmajour dans le cadre des Rencontres internationales de la photographie d’Arles, puis en 2007 à la Filature de Mulhouse. Ce récit visuel retrace les sept dernières étapes de l’exil du philosophe allemand en France, de 1933 à septembre 1940, de Chauconin à Port-Bou et à l’Hotel de Francia, où Benjamin mourut le 26 septembre 1940. 

Pour le livre Konstellation – Walter Benjamin en exil, Arno Gisinger collabore avec Nathalie Raoux, une historienne et biographe de Benjamin pour revenir sur ses dernières années aussi précaires que fécondes. Ce sont trente-six arrêts sur images du photographe qui viennent recomposer cette histoire que la chronologie de Nathalie Raoux montre sous une nouvelle lumière. 

On opère à une lecture continue des images du livre avec ces impressions en pleine page à l’italienne, qui ne vont pas sans rappeler l’ensemble des images très grand format de l’exposition de 2007 Konstellation Benjamin de Mulhouse qui couvrait environ 40 m linéaires « J’ai imprimé les images par un processus de jet d'encre sur du papier affiche. Ensuite j'ai collé ces « affiches » directement sur les cimaises. Le support d’impression est donc éphémère et pauvre, donc anti-auratique. Il s'agissait d'une exposition in situ, conçue pour le lieu et qui a disparu après l’exposition comme on démonte un décor de théâtre ». 

C’est d’abord le montage d’images et de parcelles de mémoires qui forme des visions suspendues entre passé et présent. Chaque image de l’état actuel des lieux est légendée par le discours direct de Benjamin, sa correspondance. Une constellation de visions passées et présentes, ou les mots trouvent une nouvelle contemporanéité, comme une actualité du passé. Sont capturés, les domiciles occupés par Benjamin à Paris, la salle de lecture de la Bibliothèque Nationale, les salles de conférences qu’il transforma en tribunes ou le modeste coin sous un escalier qui lui servit de refuge lors de son internement en 1939. Les images de Konstellation contiennent du texte, tout comme Invent arisiert, photographies d’objets spoliés aux juifs sur lesquelles sont reportées les données de l’inventaire du fonds. L’esthétique de l’archive confère une certaine neutralité, celle du documentariste, de l’historien. Il laisse ainsi libre au cours à interrogation directe de l’histoire. Mais en voyant ces images-surtitrées, on ne peut éviter l’assimilation d’une pause dans la lecture d’images, animées ou non, qui serait combinée à la voie d’un monologue hors champ sur l’image, ou tout simplement une image regard-caméra où les mots correspondraient à celui qui regarde. Elle devient ainsi une image intériorisée, que le spectateur intériorise à son tour par la lecture. Quand il regarde l’image, il se lit les mots qui résonnent en lui. Ces mots trouvent donc un nouvel écho dans l’espace temps : les mots de Benjamin sont intériorisés par les spectateurs d’aujourd’hui, qui regarde ces lieux du passé vus à l’état actuel. 

Cette dite « constellation » est directement empruntée à Walter Benjamin. « Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou le présent éclaire le passé. Une image, au contraire, est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant, dans un éclair pour former une constellation. En d’autres termes : l’image est la dialectique à l’arrêt. Car, tandis que la relation du présent au passé est purement temporelle, la relation de l’Autrefois avec le Maintenant est dialectique : elle n’est pas de nature temporelle, mais de nature figurative. Seules les images dialectiques sont des images authentiquement historiques, c’est-à-dire non archaïques. L’image qui est lue – je veux dire l’image dans le Maintenant de la connaissabilité – porte au plus haut degré la marque du moment critique, périlleux, qui est au fond de toute lecture »1. 

L’image n’est donc dialectique qu’à l’arrêt. Ces montages anachroniques, de temporalités, suivent la logique de l’association, de la mémoire, d’une « constellation » de ces années d’exil. Ce « lieu qui n’immobilise ou n’enferme rien, mais au contraire vous fait parcourir un immense chemin»2. 


1  Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, trad. J. Lacoste, Paris, Le Cerf, « Passages », 1989, p. 478-479 
2 Georges Didi-Huberman, Fra Angelico, Dissemblance et Figuration, Flammarion, 1995, Champs, p. 281 (le locus translativus)

0 commentaires:

Enregistrer un commentaire

Abonnement Publier les commentaires [Atom]

<< Accueil