mercredi 23 mars 2011

Le Regard du Myope ?

Dix ans après la sortie de son livre "Tavastia", le Christophe Bourguedieu revient à Helsinki, accompagné par Benjamin Serero pour réaliser ce film intitulé Le regard du myope, qu’il consacre au processus créatif et au ressenti du photographe qu’il tente de capter au plus près. Le film alterne prospection, errance et scène de captures photographiques où le comportement du modèle renvoi comme un miroir les sensations du photographe, entre autres.




Les images sont mélancoliques et s’attachent, tout comme le photographe, à ce petit détail sur lequel l’œil s’attarde, comme les reflets de cette mèche au soleil. Ses photographies sont sensuelles : la palette des couleurs, les lumières sont riches et délicates. Cette apparente sensualité est étroitement liée à des territoires et à leurs habitants. 

Nous suivons le photographe parcourant les routes à la recherche de paysages, d’individus. Le processus se met en route peu à peu, de rencontres en rencontres. Se déplacer lui permet de sentir par intuition les sujets qui lui sont familiers, en se laissant imprégner par ceux-ci. Le photographe s’apparente parfois à un détecteur humain d’affects potentiels, en marche, ouvert à l’ensemble des possibles. La part de hasard est donc indissociable de sa démarche. « Je suis très dépendant des circonstances. Il peut aussi bien m’arriver de tourner avec insistance autour du sujet pour tenter de provoquer une réponse ». L’imprégnation de cette « attraction » envers le sujet désigné est éphémère : « lorsque j’enregistre l’image, ma conscience de ce je vois ou ressens est donc souvent confuse. Ce n’est que plus tard, en voyant la photo, que je peux reconnaître une intention ou une attente, étant admis que cette photo constitue par elle-même un objet nouveau et autonome, dont je ne me sens plus tout à fait l’auteur ». C’est ce que nous observons à la fin du film, quand le photographe redécouvre les images des planches contacts. 

Ce que nous percevons de sa démarche, ce sont d’abord, ses hésitations, ses fausses routes, nous révélant non seulement la complexité de celles-ci mais aussi une psychologie singulière au travail, alternant errance latente et angoissée et « lâché de prise » donnant court à une énergie créatrice faite d’intuitions. 

Face à une maison qui lui semble familière, ressemblant étrangement à une maison vue dans son précédent voyage, il hésite, lui tourne autour. Ses photographies de paysage lui permettent de construire une narration, mais surtout une relation avec ses portraits. Il peut ainsi mettre les personnages dans leur propre contexte et dans celui dans lequel le photographe les a lui même ressentis. Ces paysages sont donc à voir sous un registre intime, un commentaire psychologique. 

Les personnages de Christophe Bourguedieu sont des « acteurs à la neutralité passive ». Il recherche des visages inconnus, génériques, « opaques », neutres de trop de vécu, donc plutôt jeunes, pour échapper à un charisme trop prononcé. Il en ressort des personnages d’une mélancolie étrangement familière. Le photographe appréhende avec le désir, qui devient son principal matériau de travail, dit-il lui même. « C’est sans doute pourquoi, par exemple, les femmes apparaissant dans mes photos restent plus du côté des "personnes" alors que les hommes, qui éveillent chez moi moins d’émotions complexes, se trouvent souvent renvoyés vers celui des "personnages" ». La couleur et la lumière vient naturellement embrasser ce désir premier dans l’appréhension du personnage, comme la projection d’affect sur le portraituré. « Lorsque j’ai fait le choix de l’employer (la couleur), c’était précisément dans une volonté de réalisme. Or, en regard de ça, la couleur relève aussi pour moi de la sensualité, tout comme la lumière, la surface d’un corps ou d’un visage ». Les pauses sont naturelles, dénouées de toute codification. Le photographe retire au modèle tout confort à une certaine contenance face à l’objectif, comme avec ce jeune homme rencontré par hasard sur un parking. Il tente d’échapper à un « moi idéal » que le modèle souhaite renvoyer, celui que Roland Barthes regrette tant. 

Si on considère le portrait photographique comme placé au centre d'un triangle – dont les trois pointes seraient formées par le modèle, le photographe et le spectateur – les portraits de ce film contiennent alors en eux une infinité de points de vue. D'abord, le point de vue du modèle, celui dont on tire le portrait, étymologiquement "portrait" est composé de l'intensif « pour » et de « tirer ». Vient le point du vue du photographe : « Des conditions [qui] se mettent en place, auxquelles la personne photographiée, pas plus que moi, ne pouvons échapper. La suite s’organise très vite, intuitivement ». C’est pourquoi, quand le regard du portraituré s’absente, sauf formalisme ou esthétisme, le corps du portraituré lui aussi éprouve le regard du photographe, voire le dénonce. Par un effet de miroir, quand le photographe « lâche prise », le modèle a tendance à prendre confiance et se laisser aller, décrisper le visage, oublier la situation dans laquelle il est placé. Le portrait photographique présuppose toujours un pacte dont l’enjeu est la rencontre et la négociation de deux désirs. Le portrait tire son essence de ce pacte inévitable. Enfin, Il y a le point de vue du spectateur qui s’identifie volontiers, se reconnaît, contemple le rendu final. 

Dans ce film, l’œil de la caméra bouleverse l’équilibre de ce schéma. En tentant la représentation de l’interaction entre photographe et portraituré, la relation entre eux est dénaturé, le regard du modèle renvoi aux deux objectifs. Trois regards s’éprouvent réciproquement, le terrain familier du photographe devient un vrai terrain public d’affrontement des regards. Ici, le photographe contraint à assumer un rôle social. C’est pourquoi ce film n’est ni un document, ni une narration. On peut se demander si les images auraient été les mêmes sans le regard de cette caméra. Probablement pas. La difficile représentation d’une démarche intime du photographe n’en reste pas moins intéressante dans l’étude de celle-ci. Elle est une mise en abîme de l’interaction complexe entre le photographe et son modèle. 


0 commentaires:

Enregistrer un commentaire

Abonnement Publier les commentaires [Atom]

<< Accueil